Dramaturgie et morale : doit-on s'auto-censurer ? (1)
Le cas d'école "Lolita", ou les paradoxes de Nabokov
1/13/20256 min read


J’ai effectué récemment analyse et script-doctoring de plusieurs scénarios de clients qui m’ont ramené à des questions récurrentes au long de mon parcours d’auteur : que peut-on dire ? Que ne peut-on pas dire ? Où se situe la limite entre liberté d’expression et immoralité ? Entre responsabilité et auto-censure ?
Cette question du rapport entre dramaturgie et morale, entre poétique et éthique, est une aporie. Je n’ai donc pas la prétention d’y répondre ici, dans un billet de blog. Platon la posait déjà dans La République et y répondait par la bouche de Socrate : il faut chasser de la cité le poète pernicieux, celui qui imite tout et surtout le mauvais, le mal, la laideur, car il est susceptible de troubler l’ordre public. En revanche il faut garder le poète « moral », « plus austère et moins agréable qui imitera pour nous le ton de l’honnête homme ».
Une position pour le moins complexe, dont nous sommes les héritiers.
Lolita de Nabokov représente à ce sujet un cas d’école. La confession du professeur de littérature Humbert Humbert est le texte de fiction qui m’a été le plus pénible à lire de ma vie (si j’excepte la nouvelle Tralala d’Hubert Selby Jr). Entrer dans la tête d’un pédophile, l’accompagner pendant ses approches prédatrices, esthétiser avec lui la violence sexuelle qu’il commet sur une gamine de douze ans n’est pas une expérience qu’on a spécialement envie de reproduire une nouvelle fois après première lecture.
Le roman terminé, je n’ai pas compris pourquoi Lolita est devenu, dans l’imaginaire collectif, un nom commun pour nommer de prétendues pré-adolescentes ou adolescentes séductrices d’hommes plus âgés. Je me suis demandé pourquoi ce récit d’une violence abjecte, violence d’autant plus malsaine qu’elle est exprimée à chaque page avec le plus grand raffinement stylistique, n’a pas été compris à ce point.
Y a-t-il un indice dans la déclaration suivante de Nabokov qui nous aide à comprendre le malentendu ?
"Le style et la structure sont l’essence d’un livre. Les grandes idées ne sont que foutaises."
Dans la postface de Lolita, Nabokov précise : « je ne lis ni n’écris de fiction didactique, et quoiqu’en dise John Ray [l’auteur fictif de la préface], Lolita ne trimballe derrière lui aucune morale. A mes yeux une œuvre de fiction n’existe que dans la mesure où elle suscite en moi ce que j’appellerais crûment une jubilation esthétique, à savoir le sentiment d’être relié quelque part, je ne sais comment, à d’autres modes d’existence où l’art, la curiosité, la tendresse, la gentillesse, l’extase, constituent la norme. Tout le reste n’est que camelote de circonstance ou ce que certains baptisent "littérature d’idées". Ce qui n’est bien souvent qu’une autre forme de camelote de circonstance se présentant sous la forme d’un gros bloc de plâtre soigneusement transmis d’une époque à l’autre jusqu’au jour ou quelqu’un arrive avec un marteau et s’en prend allègrement a Balzac, à Gorki ou a Mann. »
Nabokov précise bien qu’il ne parle que pour lui-même et n’en fait pas une loi générale : pour lui, la jubilation esthétique est le critère majeur d’une œuvre de fiction, contrairement au plaisir de découvrir les idées aléatoires d’une époque. Dans un premier temps, on pourrait trouver cette assertion légitime. Si toutes les grandes idées sont remplacées par de nouvelles idées tributaires de leur époque et donc éphémères, quel intérêt y a-t-il, quand on a une ambition artistique, à vouloir les illustrer sans pouvoir s’inscrire véritablement dans la durée ? Reste donc à travailler l’esthétique, à soigner la forme et la mécanique. La beauté est intemporelle.
Cette opinion a quelque chose de boiteux : elle fait de l’idée une contingence et de l’esthétique un absolu. Or, s’il existe un relativisme moral, il existe aussi bel et bien un relativisme esthétique. L’histoire de l’art est là pour le prouver. Et puis on a l’impression de quelque chose de pas très clair dans la déclaration de Nabokov : il mêle le concept d’esthétique à celui de gentillesse, qualité pourtant associée également, communément, à celle de moralité et donc d’idée.
Une argumentation bancale qui ne s’arrête pas là. Si on remonte aux origines de la genèse de Lolita, la description de l’étincelle qui a permis sa création est étonnante pour quelqu’un qui tient les grandes idées pour de « la camelote de circonstance ». Nabokov a expliqué que le désir d’écrire Lolita lui est venu de la lecture d’un article de journal racontant qu’un savant avait réussi à faire esquisser un dessin au fusain par un grand singe : le dessin représentait les barreaux de la cage de l’animal. « Ce pauvre singe est un emblème du pauvre Humbert décrivant la grille, la passion qui l’emprisonne. Il est dedans, il n’en peut pas sortir et ne voit que les ombres de ces barreaux. »
On est bien ici dans l’illustration de la première partie de l’allégorie de la caverne de Platon (encore lui, et ce n’est sans doute pas un hasard) dans La République. Celle-ci mettait en scène des humains enchaînés dans une caverne, tournant le dos à l’entrée et voyant non pas les objets mais leurs ombres projetées au mur. Ils pensent voir le monde réel mais n’en voient qu’une projection, une représentation. Ils n’ont pas accès au Vrai et au Bien, tout comme Humbert Humbert, emprisonné dans sa perversion, est incapable de prendre la mesure du mal qu’il commet au bénéfice de son exécrable plaisir.
Nabokov nous raconte la subjectivité d’un homme de la caverne. D’un homme des cavernes. Humbert Humbert est un homme des cavernes qui fait semblant d’en être sorti pour connaître le soleil du Bien. Un homme des cavernes déguisé en professeur de littérature, qui profite de son statut de beau-père pour violer une pré-adolescente. Socrate et Platon sont trahis : Humbert Humbert est un écrivain au goût sûr et un professeur utile à la cité. Son style est beau, mais ce Beau n’est en fait ni Bien ni Vrai.
Lolita est une condamnation de la pédophilie aussi remarquable que subversive en ce sens que cette confession montre un être déviant pourtant façonné par une culturalité exceptionnelle, synonyme d’aboutissement civilisationnel. Un homme qui est le symptôme d’un mal profond ; celui d’un dysfonctionnement inexplicable au sein de la merveilleuse machine rationnelle et morale occidentale. Comme Nietszche dévoilant les failles du christianisme, Marx celles d’une société de classes, Freud celles de notre psyché, Nabokov s’inscrit dans la pensée du soupçon. C’est un littérateur du soupçon. Ce qu’il dévoile en dernière analyse dans Lolita « ou la confession d’un veuf de race blanche », c’est l’imposture de la civilisation occidentale.
Voilà un auteur qui dans ses déclarations magnifie le rôle du style au détriment des idées, de la morale, alors que son roman le plus connu est une attaque violente contre l'apologie du style, et l'apologie puissante d'une morale : celle de la protection des enfants. Car il montre à quel point un pervers peut profiter des failles d'un système qui organise la vulnérabilité des enfants.
Pour quelqu'un qui tourne en dérision les grandes idées, Nabokov a raté son coup. Sur le fond déjà, s’attaquer au tabou de la pédophilie était déjà constitutif d’une grande idée, qu’il a sublimée par « le style et la structure ». Etait-il conscient du paradoxe ? Savait-il qu’il romançait une grande idée ? Surjouait-il l’ironie ?
Ce qui est en tout cas certain, c’est qu’il n’a pas maîtrisé les conséquences à court et à long terme de la publication de son roman. Le pouvait-il seulement ? Quelles leçons pouvons-nous tirer de son expérience en tant qu’auteurs ?
Suite de cet article dans le prochain billet.
Marco
© Ulla Shinami
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SCRIPTDOCTOR PRO © Marco Hukenzie


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