La dramaturgie est un sport de combat
Quand le problème du scénario est en fait une pépite
11/8/20244 min read


Il y a trois sortes de problèmes : ceux qu’on identifie, ceux dont on sait qu’ils existent mais qu’on ne parvient pas à identifier, ceux dont on ne sait pas qu'ils existent. Pour ce billet nous allons parler des premiers, ceux qu’on identifie. Parmi ceux-ci, il y a ceux qu’il suffit d’évacuer de l’équation dramatique pour s’en débarrasser. Ceux qui sont à côté de la plaque, qui sont en trop, qui racontent une autre histoire que celle qu’on cherche à raconter. Hop, ça dégage.
Mais attention. L’a-t-on bien identifié, ce problème, avant de le liquider ?
Ne l’a-t-on pas confondu avec ces problèmes qui n’en sont pas ? En particulier - ce que je vais dire va sembler sortir tout droit d’un manuel de développement personnel faisandé, mais j’ai pu le vérifier par moi-même : ces problèmes qui sont en fait des pépites ?
Peut-être même le cœur de votre projet et vous ne le saviez pas.
Etant script-doctor et pas psychanalyste, je ne mènerai pas de réflexion autour des concepts de déni et de refoulement. Ce sont des outils que nous utilisons en tant que raconteurs d’histoire, en étant plus ou moins conscients de ce que nous engageons de personnel dans ce processus-là. Du reste, restons concrets, et l’inconscient de chacun le concerne.
Il se peut que ce problème que vous avez identifié, c’est ce à quoi vous avez peur de vous confronter ; c’est ce conflit que vous n’avez pas du tout, du tout envie de pousser dans ses retranchements ; ce sont ces émotions que vous allez devoir chercher au fond de vous, qui vous ramènent à la douleur, la frustration d’une expérience, à votre situation intime, familiale, amoureuse, identitaire… ; c’est ce sujet qui est trop gros pour vous, trop complexe (vous entrevoyez déjà l’énorme travail de documentation à fournir), trop technique, trop social, trop politique, trop ceci trop cela...
On oublie donc le problème, on l’écarte, on le rature, on l’oblitère en faisant comme s’il n’avait pas grand’chose à voir avec la thématique de notre scénario, et on écrit notre petite histoire comme on l’avait prévu. L’histoire fonctionne plus ou moins sans, donc pourquoi se fatiguer ?
On ne fait pas trop de mal à personne, et surtout pas à soi-même.
Des films et des romans faits comme ça, il y en a des milliers. On les a déjà oubliés après le générique de fin et la dernière phrase lue.
Ou alors, autre possibilité, on ne fuit pas. On réfléchit encore, on se dit qu’on vient de soulever un lièvre. Et que ce lièvre, ce n’est pas, ici, « une autre histoire à raconter ailleurs ». C’est le Lapin blanc d’Alice qui va nous amener dans son trou, dans son terrier. De l’autre côté du miroir : nos tripes. Là où se trouve l’ombre, la guerre, le sang. La véritable matière dramaturgique, l’or, le diamant à extraire : l’émotion brute, la vision du monde véritable. Le sujet qui fait à la fois rire et grincer des dents, pleurer et serrer les poings.
Mais la pépite est prise dans une gangue robuste. Il va falloir travailler pour l’extraire, peut-être beaucoup, beaucoup.
A votre costume de mineur de fond, de tailleur de pierre, ajoutez un kimono.
On prend le problème, ce colosse, à bras-le-corps et on lui fait une prise de judo, une projection. C’est-à-dire qu’on retourne sa force contre lui. Tout ce qui vient de lui, cette énergie statique qui semblait freiner, empêcher notre histoire, on l'utilise à notre avantage.
Comment ? On fait du problème un carburant du conflit pour notre moteur dramatique. On l’aménage pour l'inclure dans le dispositif. C’était notre conflit de scénariste, il devient un conflit interne et/ou externe, voire l'antagoniste de notre protagoniste, voire peut-être même la thématique de notre scénario.
Un exemple concret, qui incarne autre chose que le problème bien connu de l'émotion trop difficile à aller chercher en soi. J’écrivais le synopsis d’un roman historique que je vais publier dans quelques mois. L’histoire oppose deux personnages : l’un représente la raison, l’autre l’obscurantisme mais aussi la fantaisie. Ces deux personnages historiques (mais peu connus) me posaient problème politiquement : le premier était trop ambigu, le second clairement raciste. Or je voulais illustrer un affrontement simple, raison contre déraison/fantaisie. Aborder des complexités politiques, pour le coup, compliquait beaucoup mon histoire. J’y ai réfléchi, j’ai poussé mes recherches. Et je me suis rendu compte que l’ambiguïté du premier personnage disait beaucoup de notre époque, aussi bien que le racisme du second. Que cette problématique politique, apposée à ma thématique simple de la raison opposée au rêve, non seulement la renforçait solidement, mais conférait au récit une toute autre dimension. Je me suis rendu compte à quel point ma fable historique sur la raison et l’obscurantisme parlait en réalité de nous, de maintenant. Dès lors, le travail fastidieux qui consistait à ré-aménager mon histoire en fonction d'idées politiques liées au contexte historique s’est transformé en jeu passionnant : établir des ponts entre les époques. J’ai entièrement restructuré mon histoire avec cette vision. L’affrontement de ce problème m’a permis de faire d'une fable historique un peu simplette, pleine de bons sentiments, un récit plus complexe et profond, m'a servi à surpasser la richesse de ma proposition thématique initiale.
Bien sûr, il s’agit ici d’un roman et dans le domaine du scénario les contraintes de temps imposent de ne pas surcharger d’affects et d’idées les personnages. Mais un scénariste de talent saura toujours dévoiler un aspect du personnage sans avoir besoin d’en faire des tonnes.
C’est un exemple de cas majeur que je donne ici, mais j’ai pu vérifier cette dynamique dans de nombreux cas mineurs, avec des situations et personnages qui ne cadraient pas d’emblée avec ma vision de l’histoire, qui m’imposaient un travail supplémentaire. Le plus souvent, affronter le malus m’a permis de le transformer en bonus non négligeable pour le scénario.
Marco
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SCRIPTDOCTOR PRO © Marco Hukenzie


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