La dramaturgie est une chasse au trésor
Quand il est temps de reprendre la barre
11/29/20245 min read


Vous êtes le capitaine de votre histoire. Le X sur la carte, le trésor, c’est toute l’étendue de la richesse de votre thématique proposée au monde, déployée grâce à toutes les nuances successives de votre dramatique. De vous jusqu’au X, chaque pointillé conduit au trésor. Un pointillé sur la carte, c’est un événement, une scène, un conflit, un dialogue...
Evidemment, votre traversée comme celle de votre protagoniste est constellée de tempêtes, sinon ce n’est pas amusant. On part tout heureux de prendre la mer et on se retrouve sur le point de se faire jeter par-dessus bord par la première lame venue. Ou on est bloqué au milieu du gué, je veux dire de l’océan, en se disant qu’on n’arrivera jamais, jamais, jamais à destination.
Et puis il y a ce passage un peu spécial où on a l’impression globale que tout va bien, qu’on a le vent dans les voiles, que le bateau avance bien, mais… que quelque chose ne va pas. On vérifie, on demande des avis, et on se rend compte qu’on n’a pas croisé l’île en forme de baleine qui était indiquée sur la carte. Pourtant la boussole nous dit qu’on est dans la bonne direction. Mais dans l’événement, la scène, le conflit, le dialogue qu’on relit, il y a un truc qui manque, qui ne fonctionne pas, qui sonne faux, qui tourne à vide.
On comprend diffusément qu’on s'est écarté des pointillés. La boussole ne marchait pas bien, peut-être. On a perdu la direction. Sans s’en apercevoir, on a perdu le nord. Mais aussi la raison du pourquoi on est parti. En chemin, on a été occupé par des soucis ou des frivolités, on a payé la location du bateau, on a bu du rhum sur le pont, on a chanté des chansons paillardes avec les copains et on est passé à côté de l’île en forme de baleine.
L’avantage, c’est qu’on en a conscience. On réfléchit, on reprend le sextant, on répare la boussole et on repart. Il se peut qu’on retrouve le chemin, ou pas. Si on le retrouve ensuite, l’ile en forme de baleine qu'on a manquée, derrière, est oubliée, ce n’est pas grave, ce qui compte c’est le trésor, n’est-ce pas ?
Pour un chef pirate, sans doute. Pour un capitaine-scénariste, absolument pas
Car vous avez fixé une plaque sur la porte de votre cabine avec ces mots connus : « c’est le voyage qui compte, pas la destination ». Car vous savez que le voyage c’est la destination, pour vous en tant que créateur comme pour vos passagers, votre public.
Vous avez loupé l’île en forme de baleine et c’est un problème, parce que l’expérience sans cette île ce n’est plus la même expérience qu'avec l'île. C’est une part du trésor qui s’est perdu en mer.
Je vais reprendre un exemple de mon dernier roman pour illustrer le problème (entre parenthèses, si on vous dit qu’un roman n’est pas un scénario, répondez par ces patronymes : « Balzac, Hugo, Dumas, Zola, Maupassant. »)
Mon protagoniste, dont l’ambiguïté qui le caractérise fait partie de l’illustration de ma thématique, est un bourgeois pétri de bonne conscience. Il va voir à domicile un employé très malade qu’il apprécie et qui vit chez sa mère. Il découvre un appartement vétuste, rassure l’employé, console la mère et s’en va. J’ai écrit cette scène et je l’ai gardée ainsi pendant quatre ans, jusqu’à ce que je réalise qu’elle manquait de cohérence, et qu’elle manquait d’autre chose.
Evidemment, j’ai d’abord pensé à y injecter plus de conflit externe. C’est la solution numéro un du scénariste et il aurait tort de s’en priver ; elle fonctionne presque toujours. Créer une situation clivante, entrer dans la tête des personnages et montrer comment ils réagissent et s’opposent. Mais je ne voulais pas plus de conflit externe pour cette scène. J’avais une scène de conflit externe avant, une autre après, du conflit externe partout autour. On ne peut pas mettre du conflit externe partout ; on peut en mettre presque partout. A certains moments, il est nécessaire d’installer des respirations pour faire vivre le récit. Et puis c’était une scène de rencontre amicale. Il n’y a pas grand’chose de pire que de gonfler une scène par un conflit artificiel, à part peut-être une scène plate.
J’ai fini par mettre le doigt dessus : il fallait accentuer le conflit interne. Mon protagoniste bourgeois, pour préserver sa bonne conscience, s’était arrangé pour, jusque-là, ne jamais aller chez son employé. Pour les besoins de cette scène cependant, il l’appréciait assez pour trouver le « courage » de lui rendre visite, mais il ne pouvait pas sortir de la scène comme il le faisait, comme si rien ne s’était passé. Il devait être suffisamment ébranlé pour réagir, faire quelque chose, une action qui, immanquablement, indiquerait son indécrottable ambiguïté et illustrerait ma thématique. Mais quoi ?
J’ai fini par trouver : il observe les murs vieux et vétustes de la chambre de son employé, les lézardes, les fissures profondes, la peinture écaillée, et, dans un grand moment de générosité, au moment de partir, promet à la mère de l’employé d’envoyer quelqu’un pour repeindre le mur. Pas pour faire des grands travaux ou, mieux, les aider à déménager vu qu’il en a les moyens et les relations ; juste repeindre. Ripoliner. Il sort plutôt content de lui, il est une bonne personne.
Cette fois j’étais sur mon pointillé : je dévoilais l’ambiguïté du personnage, illustrant ma thématique. Ce n’était pas l’idée du siècle et ce n’était pas le but. Le but était d’illustrer ma thématique sans trop charger la barque, sans donner l’impression d’un conflit gratuit.
Quand j’ai démissionné pour écrire, j’ai collé sur mon mur cette citation de Sénèque :
Il n’y a pas de vent favorable pour un marin qui n’a pas de port.
Votre thématique dévoilée dans toute sa richesse est votre port, votre trésor. Elle est aussi, en partie seulement car pas encore accomplie totalement dans votre conscience pendant le processus du voyage créatif, votre gouvernail. Vous trouverez le trésor quand vous serez passé par tous les stades de création de votre histoire, émotions, idées, épiphanies peut-être. Vous êtes l’explorateur, l’éclaireur qui ouvre la voie à votre public.
Votre thématique, c’est le tamis qui vous aide à trier le grain de l’ivraie, le nécessaire et le superflu. TOUT dans votre scénario doit aller dans le sens de votre thématique, au sens propre, au sens large, concrètement, symboliquement… Chaque scène, chaque geste de vos personnages, chaque mot sont des occasions, aussi minimes et fugaces soient-elles, qui doivent être saisies pour illustrer un aspect du personnage, du conflit en cours, des enjeux, et, en dernière instance (ou plutôt en première, en fait), pour illustrer votre thématique.
Selon la Grande ordonnance de la Marine Dramaturgique, quand vous partez en expédition, vous n’avez le droit à aucun moment de vous éloigner des pointillés de la carte, sous peine de perdre du temps et, pire encore, celui de votre public. Dans les bons romans les digressions ne sont jamais gratuites. Tout comme dans les bons films les moments contemplatifs sont liés d’une façon ou d’une autre à la thématique.
Si une scène est plate et/ou incohérente, s’il manque quelque chose, fiez-vous toujours à votre carte et à son X, à votre boussole, au nord, au port de Sénèque, au trésor : votre thématique. Demandez-vous ce qui peut faire conflit interne et/ou externe en appuyant votre thématique, ou ce qui peut mieux renseigner sur le personnage et qui aide à incarner celle-ci.
Marco
© Diego Céspedes Cabrera
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SCRIPTDOCTOR PRO © Marco Hukenzie


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