Dramaturgie et morale : doit-on s'auto-censurer ? (2)

Une certaine idée de l'ordre moral

Marco Hukenzie

1/31/20256 min read

Faites comme tout le monde si vous voulez gagner de l’argent

Dans la première partie de ce sujet, je me suis demandé si l’on peut tout dire en tant qu’auteur/scénariste ou si, au contraire, il est parfois nécessaire de s’auto-censurer en tant que prescripteur d’opinion. J’expliquais la position de Platon qui subordonne la création à l’ordre républicain, position dont nous sommes les héritiers. Puis, prenant pour cas d’école le Lolita de Nabokov, j’ai tenté de montrer que la subversion inhérente à ce roman, grâce à sa congruence fond/forme, est ce qui fait la force de son message moral. Lolita est une grande idée, le genre de celles que Nabokov moquait ; ce paradoxe n’enlève rien au fait qu’il savait précisément ce qu’il voulait raconter avec cette histoire et comment le faire.

C’est la règle scénaristique de base : savoir ce qu’on veut raconter et comment.

Vous voulez utiliser de la morale pour faire de la morale ? Vous avez à votre disposition les genres et univers de l’enquête, du policier, de l’éducationnel/institutionnel (écoles et universités, hôpitaux, pompiers…) Si vous savez tourner ça comme il faut, vous gagnerez de l’argent à la télévision. Vous préférez faire de l’immoral/amoral pour faire de la morale ? Créez un anti-héros, un vaurien, un jean-foutre en route pour la rédemption ; ou donnez dans le gangster et le rise and fall. Vous resterez moral et platonique, parce que vous montrerez par l’exemple ou le contre-exemple, au sens strict ou large, que le crime ne paie pas et que même le simple fait de tromper son épouse peut précipiter un homme dans les griffes d’une sociopathe. Vous montrerez que l’ordre moral et les règles démocratico-républicaines fonctionnent et qu’il n’est pas bon de trop s’en écarter.

S’il vous passe par la tête, pour une raison inconnue, le désir d’exprimer une facette chaotique ou nihiliste de la réalité en montrant un personnage important s’en tirer tranquillement après avoir violé, tué ou pire, volé, sans assortir votre scénario d’un enjeu dramatique majeur plus convenable (rédemption, vengeance contre une injustice, etc), je vous souhaite bonne chance pour trouver un financeur.

En sachant que ce n’est pas impossible ; Buñuel, Verhoeven, Peckinpah et d'autres sont là pour le prouver. Un film comme Seven de David Fincher et Andrew Kevin Walker a acquis son succès en battant ce présupposé en brèche (attention spoiler) : le tueur gagne à la fin. Mais sur le marché du nihilisme, de l’anomie ou même du communisme libertaire, combien sont-ils, les élus ? En général, on ne peut que constater que nombre d’histoires hors-normes ont bien plus de chances d’aboutir racontées sous forme de roman ou de BD que produites par l’industrie audiovisuelle de masse. Quand on sait que certains des plus grands réalisateurs s’y sont cassé les dents, mieux vaut réfléchir à deux fois avant de s’y risquer à son tour. Même un Stanley Kubrick, adaptant Burgess et fustigeant dans Orange Mécanique le dévoiement d’une morale d’Etat se vautrant dans le totalitarisme ne fait que paraphraser Platon : la démocratie qui tend à devenir tyrannique, c’est pas bien.

L’échec de Nabokov

Profitons de Kubrick pour revenir à nos moutons et aborder le sujet de son adaptation de Lolita en 1962. Comme le rappelle le documentaire d’Olivia Mokiekewski “Lolita, méprise sur un fantasme”, Kubrick adapte le roman avec une actrice de quatorze ans pour en faire une histoire d’amour malheureuse. Son affiche suggestive montre Lolita avec des lunettes en forme de cœur dégustant une sucette... Il gomme la violence et le côté pédophile d’Humbert Humbert. Non seulement il raconte une autre histoire, mais il fait d’Humbert Humbert la victime de Lolita. A ce stade il ne s’agit plus d’une adaptation mais d’une imposture.

Quand Nabokov termine son roman, il sait que la société américaine des années cinquante n’est pas en état de comprendre, ou plutôt de vouloir comprendre Lolita. Il jette dans un incinérateur son manuscrit, qui est sauvé par son épouse (on ne remerciera jamais assez les épouses d’écrivain qui fouillent dans les poubelles et incinérateurs de leur mari, comme également madame King ou madame Stevenson qui ont préservé Carrie et Docteur Jekyll et Mr Hyde). Il souhaite ensuite le publier anonymement. Puis il se montre moins vigilant en faisant publier son roman en France par l’éditeur d’Henry Miller et de Samuel Beckett, mais aussi et surtout de livres pornographiques.

C’est ainsi que Lolita, pamphlet sophistiqué contre la pédophilie, est métamorphosé en apologie de la pédophilie. Le livre censuré en France et dans d’autres pays connaît un effet Streisand avant l’heure et devient un best-seller orné de couvertures absurdes où Lolita est montrée en jeune femme et non en pré-adolescente. Plus tard, Kubrick réécrit le scénario de Nabokov qu’il a pourtant commandé, et achève la mise en place de la confusion et du malentendu. Nabokov se fait posséder, déposséder. Mais les droits d’auteur du film l’enrichissent, alors il se tait pendant des années. Jusqu’à une fameuse émission d’Apostrophes où il répond à Bernard Pivot qui évoque une « jeune fille perverse » :

« Lolita n’est pas une petite fille perverse, c’est une pauvre enfant, une pauvre enfant que l’on débauche, dont les sens ne s’éveillent jamais sous les caresses de l’immonde Monsieur Humbert à qui elle demande une fois "Est-ce qu’on va toujours vivre comme çà en faisant toutes sortes de choses dégoûtantes dans des lits d’auberges ?" Il est assez intéressant de se pencher comme disent les journalistes, sur le problème de la dégradation inepte que le personnage de la nymphette que j’ai inventé en cinquante cinq a subi dans l’esprit du gros public. Non seulement la perversité de cette pauvre enfant a été grotesquement exagérée, mais son aspect physique, son âge, tout a été modifié par des illustrations dans des publications étrangères.

Des filles de vingt ans, ou davantage, de grandes dindes, des chattes de trottoir, des modèles bon marché, que sais-je ou des simples criminelles aux longues jambes sont baptisées nymphettes ou Lolita dans des reportages de magazines italiens, français, allemand etc.… et les couvertures des traductions turques, arabes atteignent le comble de l’ineptie. Ce sont des exemplaires très rares mais ils représentent une jeune femme aux contours opulents comme on disait dans le temps et à la crinière blonde, imaginées par des nigauds qui n’ont jamais lu mon livre.

En réalité, Lolita, je le répète est une fillette de douze ans tandis que monsieur Humbert est un homme mûr, et c’est l’abîme entre son âge et celui de la fillette qui produit le vide, ce vertige, la séduction, l’attrait d’un danger mortel. En second lieu, c’est l’imagination du triste satyre qui fait une créature magique de cette petite écolière américaine aussi banale et normale dans son genre que le poète manqué Humbert est dans le sien. En dehors du regard maniaque de Monsieur Humbert, il n’y a pas de nymphette, Lolita la nymphette n’existe qu’à travers la hantise qui détruit Humbert. Voici un aspect essentiel d’un livre singulier faussé par une popularité factice. »

La réponse est belle mais il s’agit là d’un véritable aveu d’échec. Tout le travail de Nabokov a consisté à mettre en place une poétique de la subjectivité à travers les jeux de filtres d’un esprit malade, périphrases, euphémismes, non-dits et omissions... Et voilà l’auteur finalement contraint de mettre cartes sur table, d’expliquer, de faire le commentaire de texte de son œuvre, de montrer sa cuisine, ses couteaux, ses casseroles, les sauces... C’est aussi triste qu’assister au spectacle d’un magicien expliquant un tour que personne n’a apprécié à sa juste valeur, ou à celui d’un blagueur contraint d’expliquer sa blague.

Il paraît que certains critiques pensent que Lolita est une œuvre trop complexe. Il paraît qu’il faut être vigilant pour ne pas s’identifier à Humbert Humbert quand on lit Lolita. Je ne comprends pas ces remarques. Le personnage est tellement pervers que la mise à distance me paraît aller de soi. Focalisation interne ou pas, Humbert Humbert reste une déclinaison typologique de sociopathe fictionnel. Lolita, c’est Henry, portrait d’un tueur en série (John MacNaughton) avec un protagoniste bien plus raffiné, bien plus élevé socialement, qui ne tue pas mais qui brise aussi les corps et les âmes.

Dans Henry, portrait d’un tueur en série, les scénaristes John MacNaughton et Richard Fire ont eux aussi cadenassé un dispositif qui interdit aux spectateurs de prendre de la distance par rapport au protagoniste. Nous sommes avec Henry et nous sommes Henry comme nous sommes Humbert Humbert dans Lolita ; et en même temps, nous sommes aussi le regard témoin des crimes d’Henry, et nous sommes le regard qui lit la confession d’Humbert Humbert. Nous sommes eux mais nous restons aussi nous-mêmes. A la fois le protagoniste et celui qui le voit/qui le lit. Aussi cadenassé soit un dispositif subjectif, on n’en est jamais prisonnier puisque l’on garde la possibilité en tant que lecteur/spectateur de revenir à soi.

Pourtant, malgré cette possibilité mais aussi les explications ultérieures de Nabokov sur son roman, la figure d’une Lolita érotisée a continué d'imprimer les consciences.

Suite au prochain billet.

Marco